
1939
Le concert
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| | | Mon père avait écrit sur le tableau noir de sa classe parisienne la formule rituelle : Les classes vaqueront du 14 juillet au 30 septembre. La « communale » était généreuse. La quarantaine d'élèves du cours moyen s'appliquait avec entrain à reproduire la phrase libératrice en respectant les pleins et les déliés ; avec une plume Sergent-Major évidemment.
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| | Dans le milieu familial tout était prêt : la malle, meuble incongru parmi les meubles du salon, était déjà cadenassée ; seule une des valises restait entr'ouverte. Les places étaient louées à la SNCF de création récente et à la compagnie Fraissinet qui, à l'inverse, ne passerait pas la guerre. Nous ne perdions pas de temps et trois jours plus tard, le 17 juillet 1939, nous arrivions à Ajaccio. Au large du Cap, le bateau avait réduit la vitesse pour respecter l'heure du débarquement, les parfums suaves et puissants du maquis se développaient dans la nuit et nous parvenaient de la côte. Sans la voir encore, nous étions déjà en Corse. A peine étions-nous à terre, que chacune des familles paternelle ou maternelle faisait valoir son exigence chaleureuse à nous retenir. Sainte-Lucie n'était plus qu'à quelques dizaines de virages d'Ajaccio et cette partie du voyage, plus éprouvante que la navigation, nous menait, pour deux mois et demi ou presque, au village dans la grande maison accueillante. Dans la famille chacun avait pris l'habitude de désigner le grand-père par le terme « Missia », avatar d'un vocatif de « Missiavu » influencé par le français. On disait : Missia a dit… Missia a fait…
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|  | J. A. Bartoli
huile sur bois ; 1937. |
| Donc, pour moi, c'était la maison de Missia, avec ses deux étages et un grenier qui aurait pu être logeable. La cave lui servait d'atelier ; dans un angle de l'escalier, où les marches balancées s'élargissaient, un attribut inquiétant m'impressionnait : une croix tombale qu'il avait lui-même taillée et sculptée attendait de trouver sa place définitive dans la concession familiale, le jour de son propre enterrement. Comme souvent dans les terrains escarpés, la cave donnait de plain-pied, à l'arrière de la maison, sur une ruelle étroite encaissée entre deux rangées de constructions ; des poules s'agitaient et péroraient dans la ruelle. Je comprendrai plus tard que cette maison qu'il avait bâtie ne lui appartenait pas. Nous dormions au deuxième étage. Au premier, la salle à manger, la cheminée où les braises couvaient, été comme hiver ; la cafetière à portée de la main au bord du foyer. Missia consacrait une partie de l'été à la restauration d'une frise qui courait le long des murs de l'église paroissiale, sous la corniche d'où partent les arcatures. J'entrais parfois dans l'église pour apercevoir, perchés comme des volatiles sur un échafaudage, les silhouettes minuscules de mon grand-père et de mon père – habile en dessin et en peinture – qui, selon la méthode classique de la fresque, passaient une couche d'enduit frais et recomposaient les motifs sur la surface humide.
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| 1937 Joseph, Angelo Bartoli, benjamin de la fratrie.
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| | La paroisse était active, avec le curé Orsati et pret'Antonu qui achevait son vicariat ; elle continuait de jouer son rôle dans la pieve. Les processions étaient riches de chants et de couleur ; le 15 août donnait tout son éclat à la journée mariale et les paroissiens confluaient, le lendemain, vers la chapelle Saint-Roch où la communion était assortie du traditionnel pain bénit. Je suivais ma mère. Tout aussi rituellement on se réunissait parfois pour jouer au Loto en plein air, assis sur les contreforts des murs de l'église, face à la place, a piazza d'ulmu, que les ormes ombrageaient encore de leur feuillage dentelé. Sainte-Lucie s'écrivait encore Santa-Lucia dans les dictionnaires ; chef-lieu du canton de Tallano, la commune comptait plus de deux millle habitants auxquels s'ajoutaient ceux qui revenaient au village pour les vacances. L'Alta Rocca était cinq fois plus peuplée qu'aujourd'hui. Les enfants parcouraient le village et ses environs en toute liberté. Les mûres blanches et douceâtres qui tombaient des mûriers bordant la route vers le couvent ou les jardins étagés, côté versant du Fiumiciculi nous tentaient. Parfois nous allions nous baigner en famille à Zoza. Fin août, une rumeur, un mot qu'on prononçait à voix basse : la guerre, un mot qui n'évoquait pas grand'chose aux enfants, sauf peut-être quelque jeu plus violent que les autres.
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