Restauration, reconstruction.

E_Restoration
    Le chantier et les comptes

    L'architecte désigné réside à Porto-Vecchio.
    Les journées de travail sont au minimum de 10 heures, six jours sur sept. Carbini est à une bonne quinzaine de kilomètres de Sainte-Lucie et l'entrepreneur s'y installe ; il ne rentre chez lui que pour y passer le dimanche en famille, il a six enfants et le dernier-né a trois mois.
    Les échafaudages sont dressés. La couverture, la charpente et les corniches de l'église sont démolies ou déposées ; le campanile est démoli jusqu'à deux mètres du sol et les soubassements sont repris et consolidés. Le travail de reconstruction s'organise.
    Les deux premiers acomptes sont ordonnancés et versés dans un délai raisonnable, eu égard à l'enchaînement des travaux :
    1er acompte le 24 juillet 1903 F :  2 436, 20.-
    2e  acompte le 24 août  1903 F :  2 734, 40.-
    Pas d'acompte en septembre. L'entrepreneur ne peut pas honorer le paiement de ses commandes de matériaux. Les ouvriers ne sont pas payés. Ils renâclent mais patientent.
    Le 5 octobre, l'architecte Prospéri réclame un ordonnancement auprès du ministère mais il faut croire que ses documents comptables ne sont pas convaincants.
    Le 15 octobre, toujours rien ; cette fois les ouvriers sont en grève. Le Maire de Carbini adresse un télégramme au ministre :

« CHANTIER TRAVAUX CARBINI EN GREVE PRIERE FAIRE CONNAITRE SI
« VERSEMENT SELON DEMANDE ARCHTECTE 5 COURANT A ETE ORDONNE
« URGENCE MAIRE CARBINI CORSE »

    Le chantier est bloqué pendant plus d'un mois.
    Le 10 novembre, une dépêche du ministre annonce un envoi de 8 000 francs, mais c'est un acompte de F :  6 234, 20.- qui est libéré par le receveur de Lévie, le 21 novembre 1903.
    C'est maintenant un total de F :11 404, 80.- qui ont été versés à l'entrepreneur.
    La communication entre la Corse et le continent n'a jamais été facile. La distance, la mer, l'insularité sont un frein évident, élargi et amplifié par la méconnaissance des mentalités et de l'histoire; et par l'image de la Corse. Télégrammes et dépêches, s'ils accélèrent la communication matérielle, suscitent plus facilement l'agacement et favorisent l'incompréhension. La distance sera doublée ou quadruplée quand Albert Ballu sera en poste en Algérie et, le temps écoulé entre les premiers devis et les derniers paiements fera que le directeur des Beaux-Arts perdra la notion du suivi jusqu'à confondre les versements effectués à l'entrepreneur Bartoli et les sommes portées sur le devis agrée qui couvrent d'autres postes ; ce qui va encore retarder le dénouement et que Prospéri aura beaucoup de mal à remettre en ordre. Fin novembre 1903, le Directeur est persuadé que Bartoli a déjà « reçu […] plus de 20 000 francs » alors qu'il a perçu 11 404, 80 francs.
    En tant qu'architecte, A. Prospéri a perçu, à chaque ordonnancement, les honoraires prévus au devis et qui se montent à 5% de l'acompte, mais en sus de l'acompte.
    Prospéri –  c'est bien son rôle – adresse aux services comptable du ministère, rue de Valois, les justificatifs des dépenses engagées conformément au devis, avec les rectifications d'usage qui sont généralement des surcoûts imprévus, mais les « imprévus » sont codifiés et en quelque sorte prévus dans le devis, proportionnellement au total. Les comptes sont vérifiés par les contrôleurs d'après les pièces comptables. A ce point du parcours, il faut exprimer en pièces comptables la contribution de la commune qui est de trois sortes : matériaux, journées de travail, espèces. Les espèces font partie de la caisse commune constituée à la recette-perception de Lévie.
    Il faut examiner certains aspects de la situation.
     
  • les journées travaillées bénévolement par les habitants de Carbini sont réputées avoir été fournies à l'entrepreneur Dominique Bartoli, de même que les matériaux appartenant à la commune ; l'ensemble a été comptabilisé dans l'estimatif global de 1902.   
  • dans cet estimatif, l'ensemble des différents ouvrages est exprimé par catégorie de travail selon la nomenclature de la Série des prix alors que, dans le détail des fournitures par la commune, il s'agit de matériaux bruts, non mis en œuvre. Exemple :  pour l'église, le bois fourni par Carbini pour les échafaudages est compté en m3 alors que les échafaudages mis en place autour de l'église sont évalués en mètres linéaires développés ; autre exemple : il est question de 6 500 tuiles rondes fournies par Carbini et, dans les travaux par catégorie, d'une couverture en tuiles creuses, les tuiles rondes n'apparaissant pas. La correspondance commune/travaux est quasiment indéchiffrable.   
  • l'entrepreneur qui établit un devis d'après la Série des prix doit pouvoir dégager une marge bénéficiaire comprise entre le devis agréé, donc la somme allouée, et les frais réels ; chaque article de la nomenclature comprend le prix courant des fournitures, de la main d'œuvre nécessaire à la mise en œuvre, du transport, des faux frais et du bénéfice. Si les matériaux fournis sont donnés, non seulement ils ne dégagent aucun bénéfice pour l'entrepreneur qui doit payer, de surcroît, des ouvriers compétents pour les mettre en œuvre. Les travailleurs bénévoles de Carbini ne sont pas compétents, ce sont des manœuvres et comptés comme tels au salaire fictif de 3, 00 francs par jour. Si l'entrepreneur n'a pas à les payer, on peut cependant  retenir qu'ils ont travaillé sous sa responsabilité et il est juste que celui qui exerce la maîtrise soit rétribué. D'ailleurs on constate que les honoraires de Prospéri sont fixés à 5 % de l'ensemble du devis comprenant travail et matériaux gratuits venant de la commune de Carbini. Sa maîtrise est donc reconnue.
    Vu sous cet angle, le marché de gré à gré pourrait avoir été un marché de dupe pour l'entrepreneur de Tallano. S'est-il laissé abuser, a-t-il accepté la situation, a-t-il obtenu une compensation ? Les grèves, les retards de paiement et tout ce qui en découle (temps perdu, incompréhension, dettes…) en ont fait un mauvais marché.
   
  • autre circonstance insolite : des pierres des ruines de San Quilico ont sans doute été détournées au profit de la réhabilitation du presbytère qui ne se trouve ni sur l'aire historique ni dans le projet concernant les monuments. Prospéri a-t-il noyé dans le devis une part des travaux qui concernait le presbytère ? De ce fait les pierres ont-elles manqué ?
    Le chantier est terminé depuis le 20 décembre 1903 mais Prospéri, l'architecte désigné comme mandataire de l'administration, ne peut pas clôturer les comptes sans procéder à la réception définitive des ouvrages. Il semble perdu dans cet imbroglio et ne parvient pas à produire les pièces comptables dont il ne voit pas vraiment l'utilité.
    Ce n'est pas l'avis des services du ministère.
    Il faudra plus d'un an et demi pour que Dominique Bartoli soit intégralement payé.

    Litiges et réclamations

    Le 25 mars 1904, pressé par l'entrepreneur et pour gagner du temps, Prosperi annonce l'arrivée des documents comptables à l'architecte en chef Albert Ballu mais il n'envoie rien. Ou s'il a envoyé quelque chose, c'est une lettre datée du 20 février qui parviendra dans les services de Ballu le 17 mai, accompagnée d'un état des versements effectués par le receveur de Lévie.
    Bartoli enchaîne les réclamations, contraint de payer les ouvriers et les fournisseurs qui lui ont fait crédit ; le 12 avril, voyant que Prosperi est inopérant, il adresse directement au ministre une réclamation assortie d'une recommandation par le député de Sartène Thadei Gabrielli.
    Le 23 avril, le ministre, lassé par cette affaire «…engagée et conduite dans des conditions peu normales » donne enfin son accord pour payer, même « …sans règlement de compte », la somme de 3 735 francs si l'administration y consent.
    Elle n'y consent pas.
    Le 15 mai, Albert Ballu, mis en cause, s'explique dans un courrier adressé au ministre : « … il ne m'était pas possible, au cours de mon retour d'Algérie, d'aller examiner sur place la situation des comptes de Carbini dans l'ignorance où j'étais de leur production… ».
    Un an plus tard, il proposera au directeur des Beaux-Arts de faire infliger un blâme à Prospéri par le préfet.
    Le 8 juillet 1904, l'entrepreneur, aux abois, tente une nouvelle réclamation par l'intermédiaire du Secrétaire général de la préfecture d'Ajaccio qui adresse un télégramme au ministère de l'Instruction publique et des Beaux-Arts ; quarante jours plus tard, le 26 août, intervient le quatrième acompte de F : 3 176 ; 20.- Mais Bartoli n'est pas encore intégralement payé.
    Le 10 septembre, Prosperi, qui a cru trouver le moyen de sortir de ce guêpier, se décide à faire la part du décompte des travaux à la charge du ministère. En reprenant la nomenclature des prix de série, il fait le décompte global minoré de 1 % pour un montant de F : 26 271, 58.- puis retranche la part dont la commune a la charge, savoir la somme de F : 9 063, 36 .-, explicitée dans le devis originel.
    Selon ce calcul arithmétiquement juste mais qui ne tient pas compte de la problématique des fournitures gratuites de la commune, Il reste donc F : 17 208, 22.- à payer par le ministère à l'entrepreneur Bartoli qui accepte le décompte en l'état le 11 septembre 1904.
    Après le règlement des quatre premiers acomptes, il revient encore à Bartoli la somme de F : 2 627, 16.- qui est visiblement le dixième du montant global, commune comprise, ce qui ajoute à l'incohérence du système. Cette somme n'apparaît pas dans le décompte, elle est noyée dans les prix de série. Mais « le dixième… » est mentionné par l'entrepreneur dans une réclamation. On  aurait pu espérer que ce dixième représente une indemnité pour ce que nous appelions l'exercice de la maîtrise (cf. supra). Mais il représente un prélèvement conservatoire pour le cas de malfaçons qui n'apparaîtraient qu'après la réception définitive et le dixième en question ne sera pas payé avant près d'un an malgré la réception et l'échéance de cette garantie.
    Là où réside l'incohérence, c'est que cette retenue du dixième est appliquée sans distinction, non seulement à la part des travaux qui a entraîné une rémunération pour l'entrepreneur mais aussi à la part des travaux où l'entrepreneur a exercé sa responsabilité sans rétribution avec des matériaux gratuits et des travailleurs bénévoles dont les salaires ne sont chiffrés que pour les exigences comptables. Double punition !
    La réception définitive des ouvrages et donc du projet global n'est effective que six mois plus tard, le 30 mars 1905 et le visa du contrôleur (d'ailleurs peu compréhensible) est du 22 juin 1905. On peut supposer sans risque, que l'ordonnancement du reliquat de 2 627,16 francs a été beaucoup plus tardif. Une lettre de Prospéri au ministre, datée du 10 mars 1905, lui annonce la réception déjà effectuée …le 30 mars 1905 ! Aucun tampon d'enregistrement ne vient nous éclairer. Bah ! Au point où en sont les choses !
    Le 12 avril 1905, le sous secrétaire d'Etat, directeur des Beaux-Arts, réfute la proposition de blâme à l'encontre de Prospéri, faite par Albert Ballu, mais adhère à l'idée d'une enquête sur la comptabilité des travaux de restauration dont un certain Carrayol, qui n'est pas « attaché au service des MH […] devra être chargé officieusement par vous… ». Le 22 juillet 1904 il avait déjà noté : «  Il paraissait en effet certain qu'il serait impossible d'établir une comptabilité dans les formes habituelles, étant donné que la quote-part de la commune devait être fournie en matériaux ce qui rendait chimérique la rédaction d'un compte sérieux. »
    Nanti d'un bénéfice « chimérique », l'entrepreneur de Sainte-Lucie ressort de cette aventure avec des dettes et une aigreur certaine malgré la satisfaction du travail bien fait. Il se dit que, décidément, il n'est pas fait pour les affaires et que, même loin de toute spéculation telle que l'investissement dans les obligations de la Compagnie du canal de Panama, qui l'avait ruiné, il n'est jamais à l'abri de déboires financiers. A défaut de bénéfice il en tira une philosophie.:
« Si ghjeiu mi mittia a venda i barretti tandu l'omini nasciariani senza capu »

Restauration; reconstruction.
Litiges. Réclamations.  (documents)